• Légende des Sources
  • Voici le récit que fait Odette Musynska de la légende des sources qu’elle situe « au temps de Charlemagne » :

    « Un Franc dont la légende n’a pas gardé le nom, vivait avec sa fille Tolvère. C’était un père sévère, n’écoutant que sa volonté et n’admettant pas d’autre avis que le sien. Or sous cette garde vigilante, Tolvère grandit comme un rosier en serre, mais le bouton rose, pour s’épanouir, a besoin d’air et de lumière, il étouffait. Le vieux Franc ne le comprenait pas, mais se sentant vieillir, il fit choix d’un jeune chef qu’il promit d’unir à Tolvère.

    « Ce jeune seigneur, issu d’un glorieux lignage, était fort plaisant et ses exploits ne se comptaient plus. Très épris de la petite châtelaine, il voyait avec peine l’indifférence que lui témoignait la jeune fille. C’est que Tolvère avait un secret… Tolvère aimait. Elle aimait, et du jour où elle aima, elle se sentit forte et décidée à lutter pour sauver son amour. Que lui importaient les ancêtres glorieux et les hauts faits du fiancé qu’on voulait lui imposer ! Son cœur était plein de l’amour de Bandiat, un simple berger du voisinage, et cet amour, jalousement caché, avait un charme infini !

    « L’idylle se déroulait dans ce charmant cadre, Bandiat errait dans cette pittoresque campagne et rôdait près de ce manoir, où plutôt près de celui qui existait avant lui, parfois Tolvère allait le rejoindre quelques instants, ils échangeaient un simple aveu, ensemble ils soupiraient après la liberté, puis se quittant, poursuivaient chacun le même rêve, devant les mêmes paysages.

    « Une nuit d’été qu’ils s’étaient rencontrés, l’heure fuyait si douce, si brève, que l’aube surpris les deux amants. Leur amoureuse course les avaient amenés imprudemment vers la source fraîche. Au loin, les sinueuses collines perdaient leu bleu de nuit et quelque chose de rose flottait sur leur faîte. Le ciel lentement s’irradiait d’une trouble clarté. Sur son rocher, le manoir se détachait sombre et tragique, et quand ils le regardaient les amants frémissaient.

    « Il faut se séparer. Bandiat et Tolvère n’en ont pas le courage…Ils s’attardent , l’aube rit de toute sa clarté sur le pittoresque pays. Enfin, ils ont échangé un dernier serment que leurs lèvres vont sceller, et, dans l’étreinte infinie, ils oublient tout c’e qui n’est pas leur amour.

    « Soudain une voix terrible et bien connue les arrache à leur ivresse, le vieux Franc menaçant se dresse devant eux ! Qui donc les a trahis ? Est-ce l’aube moqueuse ? Est-ce l’alouette en montant tout droit vers le soleil ? Est-ce la brise qui de branche en branche à transmis le secret ? Ou bien est-ce la source, qui, dans son murmure, a répété les mots d’amour ? En vain de cet amour profond, au père ils font l’ardent aveu. En vain Tolvère essaye de l’attendrir par ses larmes…

    « Le vieux seigneur a secrètement promis sa fille au jeune Franc. L’honneur lui commande d’être inflexible et il ne peut pardonner à Tolvère d’avoir disposé de son cœur sans son consentement, et de plus, en faveur d’un berger. Ne pouvant châtier Bandiat, c’est sur l’amante que va retomber sa colère. Dans la tourelle qui donne du côté de la source fatale, il enferme Tolvère et jusqu’au jour de l’hymen, elle y restera prisonnière.

    « Bandait, comme un fou, erre dans ces lieux adorés qui, tout à l’heure, lui souriaient sur les lèvres de Tolvère, maintenant, tout lui apparaît morne. La clarté, les chants d’oiseaux, les fleurs n’ont plus de charme… En vain il étudie les abords du manoir, nul accès ne s’offre à son espoir, partout des archers font bonne garde, partout la mort veille prête à punir l’amoureux trop téméraire.

    « Un jour que le jeune berger avait quitté sa solitude pour cueillir des fruits, il vit venir un messager. D’où pouvait-il être envoyé, sinon du château de Touvre ? Dominant son angoisse, il accueillit l’étranger et celui-ci lui remit une écharpe que Bandiat reconnut aussitôt pour celle qu’il avait offerte à sa bien aimée. Quelques mots etaient tracés en sanglants caractères. Ce soir, dans l’onde pure, la mort sera douce à l’amante fidèle ». « Le jour s’achevait, les bois bleuissaient à l’horizon, les collines s’empourpraient de ses rayons agonisants qui s’attardaient pour venir mourir jusque sur le miroir se drapant d’ombre. Tout à coup les guetteurs poussèrent un cri d’alarme et se précipitèrent vers la source. A la surface, des cercles se formaient, s’élargissaient et se perdaient encore. L’eau criblée de reflets semblaient une mare de sang. Comme en un dernier sursaut, le disque rouge de l’astre se dégagea des nuages, éclairant quelques instants la scène, puis disparut sous une bande de violet cru, tandis que les archers émus retiraient de l’onde le corps inanimé de Tolvère.

    « Le vieux Franc se jeta sur sa fille, fou de désespoir, maudissant sa sévérité, promettant à son enfant de lui rendre Bandiat. Mais la jeune fiancée, cheveux dénoués, visage de marbre, plus belle encore dans la mort de toute l’ardeur de l’amour idéalisé, impassible, dormait pour toujours.

    « Et pendant que le père s’accusait de cette fin tragique et exhalait sa douleur, un bruit pareil à un roulement de tonnerre se fit entendre, la source se mit à bouillonner, les flots se soulevèrent comme sous l’effort d’une effroyable marée et débordèrent, et les gens accourus pour pleurer la douce châtelaine virent ces flots soudain rebelles, rouler, sur la rive étonnée, près de l’amante morte, le corps de Bandiat :

    « Du lieu, dit-on, le sylphe tutélaire
    voulant unir au moins après leur mort
    Ces jeunes cœurs qu’une injuste colère
    Désunissait et frappait sans remords.
    Creusa la terre et dirigea la source
    Jusqu ‘à l’endroit où la plaintive source
    Reçut Tolvère à son dernier moment. »

    « Le vieux Franc fit bâtir une chapelle sur les lieux tragiques : Tolvère et Bandiat furent unis dans la paix du tombeau… »

    La postérité, on l’a vu, n’allait pas oublier Tolvère ni Bandiat. Dix siècles après que Charlemagne avait cessé d’être empereur d’Occident, les échos de la tragédie semblaient encore hanter les recherches des géographes, à moins que ces derniers n’aient eu la plaisante idée d’y puiser de quoi combler leur manque de connaissances. Imaginant ce que pouvait être le dédale qui à la Touvre, Onésime Reclus y voyait un lac souterrain, le Léman noir, dont le nom résonnait en écho de celui de la Dame noire qui hantait autrefois les Lacs d’Auvergne. Sous « des voûtes immenses », dans « des eaux luisant obscurément sous quelques rayons égarés », Reclus entrevoyait une intense vie aquatique : « Des animaux inconnus, des batraciens, des poissons aveugles y vivent peut-être sur la rive du Styx (le fleuve des Enfers dans la mythologie grecque), que n’a pas éclairés de lueur des flambeaux humains. » il y ajoutait cet espoir de voir un jour ces mystères enfin explorés : « On trouvera bien une entrée de gouffre, un corridor, une fissure, une avenue dans la roche pour conduire à ces sombres merveilles… »